défendre la côte avec Vauban

Des méridionaux qui deviennent des gens du Nord, la chose est peu banale.
Ce fut pourtant le sort des Provinces du Nord, les Pays-Bas espagnols devenus français avant d’être les départements du Nord et du Pas-de-Calais.

Changer de maître n’est pas rare mais changer de frontière peut compliquer singulièrement les choses, notamment avec ses nouveaux voisins. La volonté de prendre ces terres septentrionales n’a rien d’innocent pour les Bourbons de France. Ce n’est ni une envie d’accaparer des villes peuplées et des terres riches, ni satisfaire à un caprice royal, il s’agit juste protéger Paris, capitale vulnérable certes close de murailles mais entourée d’un océan de plaines où les armées ennemies peuvent déferler sans que rien ne les retienne.

En 1636, il s’en fallut de peu que les Espagnols, ennemis héréditaires d’alors, ne mettent ses murs à portée de leurs canons. La conquête fut souhaitée et finalement menée par un jeune Louis XIV, soucieux de se faire respecter de ses pairs et de montrer sa capacité à rêgner en maître absolu.

Sous ses ordres, des soldats d’exception et un architecte génial, Vauban, qui se charge de faire respecter le nouvel ordre aux puissances voisines comme aux nouveaux sujets. Il entreprend de façonner une région où ses prédecesseurs ont largement œuvré. La tâche est immense : faire évoluer les murailles en même temps que l’art de la guerre. Autre tour de force à son actif : faire accepter ce nouveau roi. Le poliorcète se change en psychologue… Si Vauban porte ses pas partout aux confins du royaume, c’est encore au Nord qu’il imprime de sa marque villes et paysages de façon irrémédiable.

Gravelines

Née au XII° siècle du recul de la mer et de la canalisation de l’embouchure de l’Aa, Gravelines s’est contentée longtemps, comme la plupart des villes de Flandre, d’une épaisse levée de terre entourée d’un vaste fossé en eau, avec portes et tours seules construites en dur, compte tenu de la rareté de la pierre.

Son rôle éminent dans la lutte contre la France explique les deux transformations majeures réalisées sur l’initiative de Charles Quint.
Vers 1530, un château de brique vient commander l’accès occidental de la ville et l’écluse de l’Aa. Désormais, après chaque marée d’équinoxe, on peut chasser les vases du chenal d’accès pour garantir le tirant d’eau du port.

Vingt ans plus tard, la place est refondue par les meilleurs ingénieurs italiens du moment, Oligati et Paciotto, en un hexagone à six bastions à orillon, dont un pour le château. Sa réactualisation constante — construction des forts Saint Philippe à l’embouchure de l’Aa, d’un ouvrage à corne couvrant les écluses, de demi-lunes et d’un chemin couvert vers 1640 — n’empêche pas sa prise définitive en 1658 par les Français.

L’intervention tardive de Vauban, en 1699, portera essentiellement sur les ouvrages hydrauliques, de façon à pouvoir réguler la profondeur du port, de curer le chenal, et surtout d’inonder efficacement les abords de la ville pour éloigner les batteries assaillantes et interdire toute progression en tranchée. En 1706, un an avant sa mort, Vauban est nommé gouverneur de Gravelines.

Déclassée en 1902, la ville n’aura pas les moyens de raser ses fortifications, n’abattant que les portes, pour favoriser le passage des charrois.

Entre Dunkerque et Calais, la patrie du Zouave du Pont de l’Alma, vit encore à l’ombre de son enceinte hexagonale, dont on peut encore faire entièrement le tour en barque. Chef d’œuvre de la fortification hydraulique, la place forte intacte offre un panorama complet d’ouvrages du XVI° au XIX° siècle. Telle une citadelle, le château retranché contre la ville présente une porte entre deux tours à canon casematées immédiatement antérieures à l’invention du bastion ; transformé en arsenal par Vauban, il abrite aujourd’hui le musée de l’Estampe dans la poudrière dessinée par l’ingénieur Feuillé et construite en 1742. Sur la place, face à la porte d'entrée, se dresse le beffroi du XVIème siècle, confrontant les pouvoirs royal et municipal. Comme ailleurs sur la plaine littorale, on pallie le manque d’eau potable en construisant une citerne, posée à côté de l'église Saint-Willibrord, pour récupérer les eaux pluviales. Tout près se dressent les casernes Varennes et Huxelles. La première a été édifiée en 1737 et s’élève sur trois niveaux et un toit mansardé. La seconde, plus massive, a été bâtie à l'épreuve des bombes. Pour retarder la prise du corps de place, Vauban et ses successeurs ont multiplié les ouvrages avancés — contregardes, flèches, chemin-couvert — posés comme des îles au milieu des nappes d’eau et reliables en barque. Tout ici témoigne de l’inlassable activité des ingénieurs français du XVIII° siècle.

Bergues

Voisine de la cité des capres, Dunkerque, dont ne subsistent plus de fortification, posée au cœur de la Flandre maritime, la pimpante cité de Bergues est constituée de deux noyaux initiaux : l’abbaye Saint-Winoc et la ville créée par le comte de Flandre Baudouin IV dont le rempart primitif se devine sous une rue circulaire cernant la grand place. Ils furent réunis après 1383 dans une seule enceinte en forme de huit. Les murs de briques en sable ocre des derniers remparts sont encore presque intacts.

Sa position stratégique aux confins des appétits français, anglais et espagnols lui valut d’être assiégée de très nombreuses fois. Louis XIV lui offre trois siècles de paix, mais les combats de 1940 devaient être fatals à ses plus beaux monuments.

De l’enceinte du XVe siècle, plusieurs tours de brique montrent une adaptation précoce à l’artillerie à feu comme la Neckestor, servant de porte d’eau et que l’on peut encore visiter. À la période moderne, la force des défenses repose sur la capacité d’inonder les abords à la fois avec l’eau salée venue par le canal de Dunkerque et par les eaux douces de la Colme. Le dispositif joua à plein en 1793, coupant en deux l’armée du duc d’York qui put être facilement battue.

L’enceinte, renforcée par Vauban puis améliorée après le rasement de Dunkerque en 1713 qui devait lui redonner de l’importance, comporte 11 bastions s’adossant sur l’enceinte médiévale simplement doublée intérieurement par une masse de terre. Des forts avancés comme le Fort Vallières, vers Dunkerque, commandent les inondations et les canaux convergents vers la ville. Comme partout ailleurs sur le polder flamand, la citerne est construite en élévation, à proximité de l’église, en raison de l’impossibilité de créer un caisson étanche dans le sol saturé.

Le couronné Saint-Winoc où se dressent les restes de l’abbaye, est un magnifique exemple du premier système à la Vauban avec ses trois bastions et ses deux demi-lunes. Il a été entièrement réactualisé pour l’artillerie rayée après 1870. Les tenailles devant les courtines y adoptent un tracé bastionné, exceptionnel chez Vauban, de façon à pouvoir flanquer les fossés.

Quatre portes anciennes permettent l’accès à la ville. La porte du couronné d’Hondschoote, avec ses pilastres surmontés de boules, et celle de Cassel, aux armes du roi Soleil, sont les témoins d’une sculpture savante, pourtant condamnée à voler en éclat au premier choc. La ville garde cependant un cachet exceptionnel par ses façades anciennes, son beffroi médiéval reconstruit presque à l’identique après la seconde guerre mondiale et son canal intérieur.

Calais

« La situation de Calais est une des plus belles et des plus avantageuses qui se puisse imaginer pour la fortification, puisque la moitié de son circuit est enveloppé par la mer, la plus grande partie de l’autre par des terres basses marécageuses qui se peuvent inonder et entrecoupées de canaux pleins d’eaux courantes, le reste par les dunes du côté de Gravelines … depuis quelques années, la mer a englouti les plus considérables de ces dunes et ce qui en reste forme présentement une avenue basse et assez étroite, sur laquelle elle anticipe tous les jours … ».
Vauban, "Mémoire sur les fortifications de Calais et des forts en dépendant", 1675

Calais est à la fois clef du Détroit et verrou inexpugnable par la terre à cause de la platitude de son relief à la convergence des watergangs de la plaine maritime, a façonné son histoire, dans la capacité des hommes d’y maîtriser l’hydraulique à des fins défensives.

Née sur la dune grâce au produit de la pêche du hareng, la ville regroupée autour de sa paroisse Saint-Pierre est close d’une muraille en 1228, sur l’initiative du comte de Boulogne Philippe Hurepel, qui y met en application les principes défensifs promus par son père, Philippe Auguste : une enceinte régulière de pierre, de 1100 x 400 m, flanquée de 44 tours semi-circulaires, percée de quatre portes précédées d’avant portes posées sur une terrée périphérique en dos d’âne, commandée en angle par un château à donjon circulaire hors œuvre. En 1346, après 11 mois d’effort et la grâce des six bourgeois qui en portaient les clefs, la ville est prise par les Anglais, qui vont en faire, pour deux siècles, leur principale tête de pont sur le continent. Aussitôt, des ouvrages défensifs sont mis en place pour intercepter le pont de Nieulay à l’ouest, clef des inondations défensives, et la sortie du chenal en travers du cordon dunaire, au Risban. « Le plus beau joyau de la couronne d’Angleterre » va survivre d’un siècle à la perte de ses territoires continentaux d’Aquitaine ; Calais ne redevient française qu’après sa prise brutale en 1558 par le duc de Guise, qui réussit à conduire l’assaut surprise par les fronts maritimes. Aussitôt, le maréchal de Thermes fait exproprier le quart ouest de la ville, avec la paroisse Saint-Nicolas, pour y retrancher une citadelle à quatre bastions, dont l’un, au nord-ouest, vient engloutir le château antérieur. Las, en 1596, la ville, frontière d’Empire, est prise et renforcée par les Espagnols sur la base des travaux anglais.

Aussitôt rendue deux ans plus tard, Henri IV y envoie son meilleur ingénieur, Jean Errard, pour renforcer la citadelle. Les travaux d’amélioration, associés à la multiplication de forts périphériques, se poursuivent jusqu’en 1675, moment où l’effort de création d’une base navale ouverte vers la mer du Nord est reporté sur Dunkerque.

Anéantie au cours de la dernière guerre, la ville n’a conservé, outre ses trois forts, qu’une étonnante citerne voûtée à l’épreuve des bombes, conçue par Vauban en 1691 pour recueillir l’eau des toits de l’église Notre-Dame (1,8 millions de litres), car il n’était pas concevable d’enterrer le réservoir dans les sables pissards.

La citadelle, durement bombardée durant la seconde guerre mondiale, abrite aujourd’hui des clubs sportifs, n’a plus rien conservé de ses bâtiments intérieurs. Son enceinte de brique régulière, qui vient doubler la muraille médiévale marquée de grandes croix de silex, est protégée du côté de la ville par une vaste esplanade et un fossé en eau, tendu grâce à l’écluse d’Asfeld. Le fort Risban, aujourd’hui centre nautique, est le fruit d’un empilement d’époques dont Vauban soulignait déjà qu’il ressemblait « mieux à des retraites de hiboux et lieux propres à tenir le Sabat qu’à des fortifications d’aucune importance ». Le gros magasin à poudre circulaire serait la base de la grosse tour anglaise. Le fort Nieulay, enceinte quadrangulaire à quatre bastions, qui a subi ces dernières années une restauration restitutive controversée dans le cadre des travaux Eurotunnel, était le chef d’œuvre français en terme de fortification hydraulique. Passage obligé des accès occidentaux de la ville, reliée par une digue, le pont fortifié primitif, serti dans le fort à écluses d’amont et écluses d’aval, permettait à la fois de barrer l’écoulement des eaux douces de l’arrière-pays pour inonder la périphérie de la place forte, de créer des chasses pour le désenvasement du chenal d’accès au port, de capturer au besoin les eaux salées de haute mer pour étendre encore l’inondation et de servir enfin, le cas échéant, de moulin à marée. On peut prolonger la visite en barque par les fossés pour saisir la force qui se dégage encore de ces hauts murs.

Boulogne

Comme à Calais, c’est encore le fils du roi de France Philippe Hurepel qui reconstruit vers 1230 l’enceinte à quatre portes ogivales sur les fondations du rempart romain et y adjoint, sur l’angle oriental, un château octogonal. Adaptée à l’artillerie dans les six années de l’occupation anglaise sous Henri VIII, la ville devait perdre tout rôle militaire avec la construction du Pré Carré sous Louis XIV.

Aujourd’hui encore, l’enceinte débarrassée de ces ouvrages extérieurs rapportés par les Anglais au XVI° siècle, est considérée comme le modèle de la fortification urbaine du temps de Philippe Auguste, avec ses portes barrées d’une herse et d’un assommoir, encadrées de deux tours de plan semi-circulaire ou en éperon, et ses tours à archères régulièrement espacées. Les remparts du XIIIème siècle ont été consolidés mais conservent l'aspect d'origine qui n'est pas dénué de grâce avec ses tours semi-circulaires adossées à l'enceinte. Pour apprécier les lieux, il faut passer sous la porte Gayole, la porte des Dunes, celle des Degrés ou la Porte de Calais et vaticiner jusqu'à l'Hôtel-de-ville et son beffroi, né de l’ancien château des Comtes de Boulogne. Depuis le chemin de ronde couronnant l’enceinte, le regard se porte sur la vieille ville, le dôme de la cathédrale qui se dresse au-dessus des toits et parcourir les rues étroites. Conforme aux enceintes philipiennes, le château complète l'ensemble. Construit autour d'une cour circulaire de plan polygonal régulier sans donjon, des poternes permettent une défense active de la garnison par le fossé dont les douves profondes le séparent de la muraille urbaine. Les lieux accueillent le musée de la ville, recueillant notamment les souvenirs du Camp de Boulogne et de l'égyptologue Mariette.

Pas très loin du port antique, au Portel, se dressent trois forts : le Fort de l'Heurt, bâti en 1803 sur ordre du Premier Consul Bonaparte lors des travaux du Camp de Boulogne ; ruiné, sa masse imposante se dresse encore contre les flots ; le Fort d'Alprecht, bâti de 1875 à 1880 et qui accueille casemates, magasins et poudrières, et le fort de Couppes.

Montreuil-sur-mer

« Très mauvais composé eu égard à sa petitesse (…), me fait opiner pour son razement si l’on n’était obligé de considérer Montreuil comme une place de guerre fort importante »
Vauban

Véritable conservatoire de formes défensives du XIIIe au XIXe siècle, Montreuil étend toujours ses 3.400 m de murailles de briques et de pierres roses, portées par un promontoire de craie. Prenant la succession du port romain d’Etaples puis de Quentovic, au haut Moyen âge, ce port de l’estuaire colmaté de la Canche fut longtemps le seul débouché maritime du royaume avant la conquête de la Normandie en 1204. Sa prospérité lui permet une reconstruction globale de l’enceinte, équipée de tours semi-circulaires à archères voûtées d’ogive et un château polygonal qui commande vers l’aval. Il subsiste du XIV° siècle, période de transition vers les armes à feu, une belle tour porte circulaire, percée dans l’enceinte à proximité du château, dite de la Reine Berthe, en souvenir de la reine répudiée par Philippe I° et maintenue prisonnière entre les murs du château. La tour donne accès au chemin de ronde qui laisse découvrir la vue sur la vallée de la Canche, la côte et la station du Touquet.

Prise par les Espagnols en 1537, reprise la même année, la place est dotée d’une nouvelle enceinte à la rupture de pente au nord-ouest, en abandonnant celle de la ville basse. Première application à grande échelle du système bastionné à l’italienne sur les frontières de François Ier, cette campagne, qui essuie avec succès l’assaut espagnol de 1544 et s’achève en 1549, est caractérisée par la mise en place de bastions très maniéristes à parement polychrome, jouant sur le maillage des couleurs du silex, du grès, de la brique et de la craie.

Les ingénieurs du premier XVIIe siècle portent leur effort sur les deux extrémités de l’éperon, transformant d’une part le château en citadelle par la création d’un front bastionné contre la ville et d’un autre ancré dans la pente à l’opposé, accumulant d’autre part à la racine de l’éperon ouvrant vers la France les ouvrages à corne, le premier dû à Jean Errard (1605), le second à Antoine de Ville (1630). L’opinion sans appel de Vauban en 1675 est corroborée par le recul simultané de la frontière grâce aux conquêtes de Louis XIV : Montreuil est en retrait des lignes. Le chemin-couvert ceinturant les fossés est pourtant réalisé à son initiative, prélude à l’assoupissement. L’ancienne ville royale, où Victor Hugo plaça plusieurs scènes des Misérables, abrite encore des maisons du XVII et XVIII° siècle.